L'abus de lecture est-il dangereux pour la santé ?
Le festin de pantagruelivres, ou la quintessente moëlle d'une vie de lectrice
Egun on1 !
What we miss—what we lose and what we mourn—isn’t it this that makes us who, deep down, we truly are. To say nothing of what we wanted in life but never got to have.
Ce qui nous manque, ce que nous perdons, ce dont nous faisons le deuil, n'est-ce pas cela qui fait de nous ce que nous sommes vraiment, au plus profond de nous-mêmes. Sans parler de ce que nous voulions dans la vie et que nous n'avons jamais pu avoir
Nunez, Sigrid. The Friend
Le mois dernier, j’avouais mon échec à réguler mes lectures pour mieux les savourer. En fait, je suis tout à fait capable de savourer tout en lisant beaucoup, un peu comme une marathonienne sprinteuse, mais sans les pieds en sang à la fin du mois. Sans limite, j’ai donc lu - pour le plaisir- 14 livres, 2 BD, un livret/ pamphlet (?) et écouté un audiolivre, ce qui m’arrive deux fois par an et ne me convaint jamais totalement.
Autant vous dire que je suis l’une des clientes préférées de mes libraires et que j’en viens parfois à hésiter à leur rendre visite, car la tentation est trop forte. Et moi, la tentation, j’obéis à Oscar Wilde, je lui succombe.
Tentation ou addiction ?
La question se pose : la lecture est-elle une substance comme les autres ? Et si c’est une substance, peut-on en abuser ? Imaginez que l’on ajoute sur les livres des bandeaux comme ceux des paquets de cigarette, mais qui montrerait des gens qui :
sanglotent
froncent très fort les sourcils
rient nerveusement
vomissent (oui, les livres peuvent donner la nausée et je ne parle pas que de ceux de Be*gb*d*r2)
Euphorie, dépression, horreur, choc et on recommence… oui, la lecture a tous les effets des substances licites ou illicites que nous aimons à consommer. En fait, c’est un peu comme la vie. La lecture est donc une autre vie - oui, je plagie mille auteurices avant moi ici, hé je suis encore fatiguée de ma duologie Ayn Rand-, voire mille autres vies, mais toutes ces vies nous font-elles du bien ? Simone Weil parlait - et ce n’était pas un compliment- des professionnel·les de la parole (professeur·e·s, journalistes, politicien·ne·s…). Y a-t-il des professionel·les de la lecture ? Critiques ? Animateurices d’émissions de télé plus ou moins complaisantes ? Oooh… passons plutôt à une scène de la vie quotidienne d’un·e lecteurice amateurice :
Cette lettre est gratuite une semaine, grâce à la générosité d’autres abonné·e·s (love sur vous comme Simone Weil mit le love sur les boulons qu’elle vissa de 1934 à 1935). Vous pouvez vous abonner vous aussi pour accéder aux archives, mais aussi aux lettres payantes (une série commence prochainement feat. Simone Weil et toutes les penseuses de ma vie - les L5 y feront-elles une apparition ? Tout est possible). Si vous ne pouvez vous abonner, j’offre régulièrement un mois. N’hésitez pas à m’envoyer un message, pas de justificatif demandé. Je vous fais confiance.
Les règles de ce non book club se trouvent en fin de lettre (avec un bonus). Un simple rappel, je mets en gras les ouvrages qui m’ont le plus marquée.
Les jeunes peuvent-ils sauver la planète ? Salomé Saqué et Jancovici. La réponse est non.
Une histoire silencieuse, Alexandra Boilard-Lefebvre (La Peuplade, Québec). Après mes incursions dans le True Crime le mois dernier, j’avais envie de lire des récits un peu plus situés et un peu moins “je suis le génie masculin qui redonne vie à la pauvre femme qui n’a pas les mots pour raconter son histoire3.” J’ai donc rencontré ce texte qui vient d’être publié au Québec. Alexandra nous entraîne sur les traces de sa grand-mère, Thérèse, décédée en 1970 à 27 ans d’une overdose de barbituriques. Un True crime qui m’a rappelé le film La Nuit du 12 : toute la société patriarcale est coupable, mais impossible de désigner un responsable. Pourtant, il y a bien une victime. Beaucoup de pudeur dans ce récit qui lie les témoignages des oncles, grand-tantes et les témoins qui semblent tous savoir que Thérèse s’est bien suicidée sans pour autant l’avoir admis à l’époque. Bon, mais le coupable, ce serait pas l’hétérosex… oups !
The Girls, Emma Cline (Vintage, Random house). Le nettoyage a continué avec cette fiction qui s’inspire de Manson et de son ranch peuplé de jeunes filles qui traînaient avant de commettre le meurtre resté célèbre de Sharon Tate et de ses invités4. Nous suivons une jeune adolescente entre présent et années 60s dans un livre ciselé qui m’a ravie :
I envied Victor’s certainty, the idiot syntax or the righteous. This belief that the world had a visible order and all we had to do was look for the symbols-as if evil were a code that could be cracked.
J'enviais les certitudes de Victor, la syntaxe de l'idiot ou du juste. Cette croyance que le monde avait un ordre visible et qu'il suffisait d’y chercher les symboles, comme si le mal était un code que l'on pouvait déchiffrer. (traduction par mes soins)
Noone had ever looked at me before Suzanne, not really, so she had become my definition. Her gaze softening my center so easily that even photographs of her seemed aimed at me, ignited with private meaning.
Personne ne m'avait jamais regardée avant Suzanne, pas vraiment, si bien que son regard en était venu à me définir. Il adoucissait mon centre avec une telle facilité que même les photographies d'elle semblaient m’être destinées, enflammées d'une signification privée. (traduction par mes soins)
Ayn Rand, l’égoïsme comme héroïsme, Mathilde Berger-Perrin ( ed. Michalon). Un apéritif randien par une autrice qui, je cite est “spécialisée dans la promotion du féminisme libéral et de la liberté d’expression”. Traduction : elle est de droite. Malgré tout, elle reste relativement critique de la pensée randienne, se base énormément sur les romans et… sur le travail d’Anne C. Heller. Autant aller à la source, ce que j’ai fait, tel un saumon remontant la rivière randienne (en recrachant régulièrement pour ne pas me faire empoisonner et me réveiller un jour en ayant envie d’un sac Balenciaga et de conquérir le monde de l’entreprise. Oh non, j’ai déjà eu cette phase, je suis donc immunisée).
Ayn Rand and the World she Made, Anne C. Heller ( Anchor books, Random House). Autant le personnage dont elle dresse le portrait est détestable par endroits, autant la lecture de la biographie est toujours passionnante. J’ai ressenti une profonde mélancolie en terminant ce texte, un mélange de pitié pour Ayn Rand à la fin de sa vie rongée par l’amertume face à un monde qui, étrangement, ne s’était pas plié à ses voeux - mais aussi d’angoisse sourde face à ce qu’en font les tech bros de la Silicon Valley qui se prennent pour des sauveurs-destructeurs. Pour me distraire, j’ai donc décidé de lire un livre sur les nazis. FUN !
Le Reich de la Lune, Johanna Sinisalo (Actes Sud). En parallèle d’Ayn Rand qui faisait son monde pendant près de 700 pages, ce roman, traduit du finnois par Anne Colin du Terrail m’a beaucoup fait rire. Un vrai page turner sur la stupidité des dirigeants. OVNI que cet ouvrage satirique d’uchronie qui m’a fait penser aux Lettres persanes et à Candide. Rire des nazi·e·s, ça aide à renforcer l’âme pour affronter les néo-nazi·e·s, je recommande !
Par ailleurs, Lisa Mandel (éd. Exemplaire). Recueil des chroniques de la BDiste pour L’Obs (ou le Nouvel Obs ? Mystère). Un peu comme le recueil de Lola Lafon, j’ai probablement besoin de plus de distance pour apprécier (je préfère les nazis sur la Lune que les néo-nazis dans nos rues). Cette année de chroniques m’a rappelé à quel point le monde va vite et nous assaille de contenus en nous pressant d’avaler, avaler, avaler, et ce, jusqu’à la nausée.
An occurence at Owl Creek Bridge, Ambrose Bierce (Harper Collins). Les dernières minutes d’un condamné sur le point d’être pendu pendant la guerre de Sécession. Ambrose Bierce en est d’ailleurs un vétéran avant de devenir journaliste et écrivain. Sa fiction se veut réaliste, mais un réalisme piquant qui vous donne de l’espoir pour vous le reprendre en vous crachant à la figure. Chouette. En creusant un peu sa vie - qui a tout d’un roman, #sorrynotsorry Ayn Rand, j’ai découvert qu’en 1913, il est parti suivre la révolution mexicaine comme reporter et… a disparu. Après le Reich de la Lune, la révolution mexicaine sur Mars ?
Emily Wilde’s Compendium of Lost Tales, Heather Fawcett ( ed. Del Rey, Random House). De la pendaison aux fées, il n’y a qu’un pas ! Dernier tome du journal de recherche d’Emily Wilde, chercheuse en dryadologie. Les aventures d’Emily, que je relirai, je le sais d’ores et déjà, ont calmé mon cerveau, en m’offrant un sas de douceur et d’intelligence limpide et fantasque, et je ne dis pas ça seulement car je trouve les (fausses) notes de bas de page particulièrement apaisantes. Je crois au pouvoir de la douceur et ce pouvoir, je le trouve dans la fiction.
Slow productivity, Cal Newport ( Portfolio, Random house). Je vous avais déjà parlé de Deep work. Du vrai “smart self-help” (je reprends les mots de Cal Newport) sur comment organiser son travail pour continuer à faire ce que l’on aime sans être surmené·e. L’auteur étant lui-même professeur et chercheur, je trouve ça particulièrement applicable à mon cas, mais ses conseils -basés sur des études solides- le sont à beaucoup - notamment si vous travaillez dans un bureau ou, pire, un open space. En fait, Cal Newport réfléchit sur comment se réapproprier son temps et, pour vous peut-être, comme pour moi sûrement, c’est vraiment le nerf de la guerre.
L’affaire de Newburgh, Tamara Boussac (presses de Sciences Po). C’est un excellent essai tiré de la thèse de l’autrice qui montre comment la question du welfare et des welfare queens - ces figures de femmes le plus souvent noires qui profiteraient des aides sociales pour vivre la vie des Kardashian qui sont un prétexte pour donner libre cours à des avalanches de racisme et de sexisme- ne vient pas des années Reagan, mais bien avant-. Encore une lecture qui met de bonne humeur !
The Age of Magical Overthinking, Amanda Montell (audiolivre). Pendant mes rêveries de la promeneuse solitaire en vacances, j’ai écouté le dernier livre d’Amanda Montell que j’aime beaucoup. C’est un ouvrage sur les biais cognitifs. Je suis toujours étonné que l’ouvrage fondateur de Kahneman Thinking fast and slow, en français système1 système 2, les deux systèmes de la pensée ne soit pas cité, mais peut-être car l’éditeurice demande des sources plus récentes pour donner un sentiment d’actualité ?
L’embellie, Auður Ava Ólafsdóttir ( ed. Zulma, indép.) De retour en Islande pour un voyage de novembre dont j’ai eu l’impression qu’il durait longtemps alors que je l’ai lu en deux jours. Un livre qui a le pouvoir de dilater le temps, ce n’est pas rien. .
What are you going through, Sigrid Nunez. (ed. Riverhead books, Penguin/Random House) Le titre est une citation de Simone Weil, c’est un SIGNE. En français “Quel est ton tourment?” Oh, si tu savais Simone ! Mais je m’égare. J’avais aimé l’adaptation de Pedro Almodovar dont j’ai parlé dans ma newsletter sur la protopie de la maison.
Je suis tombée à la renverse de beauté. Sigrid, je te découvre tard, mais je t’aime déjà. J’aimerais que nous lisions toustes Sigrid Nunez. Mais à défaut, je vais tout lire et vous faire un rapport dans les prochains mois.
The bear, Marian Engel (ed. McLelland & Steward Ltd, Random House). Je pense que ce roman mériterait une newsletter à lui tout seul. Je l’ai lu à l’aveugle sur les conseils de la newsletter de Susannah Conway qui disait que ce livre était ce que Miranda July aurait aimé que le sien soit (pas très sympathique, mais les critiques sont pour les lecteurices, pas pour les auteurices). Je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre et, au bout de quelques pages je me suis écriée mentalement (en pleine insomnie avec en fond les basses du DJ qui m’empêchait de dormir) : “Oh, c’est vraiment beauuuOOOOOHHHHNOOOOOOOON ! Mais MARIAN REPRENDS-TOI !”
D’autant plus choquant que l’homophonie quasi parfaite de nos prénoms (et en anglais Dieu sait que tout le monde m’appelle Marian ou Mario) m’avait fait m’identifier de facto à l’héroïne et à l’autrice - ça où la place de mon ego dans mes lectures, mais fait-on autre chose que de se chercher dans ce qu’on lit, voit et écoute ?- Je n’en dirai pas plus sinon que c’est un ouvrage que je n’oublierai pas et que j’ai toujours su que les archivistes étaient des gens peu fréquentables. Je ne parle même pas des bibliothécaires.
Everyone has once in his life to decide whether he is a Platonist or not, she thought. I am a woman sitting on a stoop eating bread and bacon. That is a bear. Not a toy bear, not a Pooh bear, not an airlines koala bear. A real bear5.
Chacun doit décider une fois dans sa vie s'il est platonicien ou non, pensa-t-elle. Je suis une femme assise sur un perron, en train de manger du pain et du bacon. C'est un ours. Pas un ours en peluche, pas Winnie l’ourson, pas la mascotte koala d’une compagnie aérienne. Un vrai ours. (traduction par mes soins)
A feather on the breath of God, Sigrid Nunez ( Harper Collins) C’est le premier roman de Sigrid Nunez. Vous ai-je déjà dit que je l’aimais ? Publié en 1995, c’est un récit en quatre temps, une fiction - l’autrice nous précise bien qu’elle n’écrit pas d’autofiction-, basée sur ses parents, l’un sino-panaméen, l’autre allemande, leur expérience d’immigration vue à travers les yeux d’une enfant qui se rêve ballerine et se retrouve à enseigner l’anglais seconde langue à d’autres immigrés (à l’âge adulte). Incisif et tendre.
Who’s afraid of gender, Judith ButlerCommencé avant d’être immédiatement dépassé par The Friend de… Sigrid Nunez (ed. Riverhead books, Penguin/Random House). Une histoire de deuil, d’écriture et de chien. J’ai un plaisir profond à lire des récits de professeur·es qui sont aussi frustrés qu’ enthousiastes face à leurs étudiant·es et qui chroniquent le rapport de celleux-ci à l’écriture (ou à l’apprentissage). C’est la distance (générationnelle, géographique, historique) qui souvent crée l’étincelle, lorsque celle-ci s’envisage avec curiosité et non appréhension. Moi, je l’ai envisagé la larme à l’oeil.
La question de la vulnérabilité des animaux est au coeur de l’ouvrage, sans jamais établir de hiérarchie entre animaux humains et non humains.
I believe the intensity of the pity you feel for an animal has to do with how it evokes pity for yourself. I believe we must all retain, throughout our whole lives, a powerful memory of those early moments of life, a time when we were as much animal as human, the overwhelming feelings of helplessness and vulnerability and mute fear, and the yearning for the protection that our instinct tells us is there, if we could just cry loudly enough.
Je crois que l'intensité de la pitié que l'on éprouve pour un animal est liée à la façon dont elle provoque de la pitié pour soi-même. Je crois que nous conservons toustes, tout au long de notre vie, un souvenir puissant de ces premiers moments de notre vie, une époque où nous étions autant animaux qu'humains, des sentiments accablants d'impuissance, de vulnérabilité et de peur muette, et notre désir ardent de protection que notre instinct nous disait être là, si seulement nous pouvions pleurer assez fort. (traduit par mes soins)
Peur de mourir mais flemme de vivre, Salomé Delahoche (ed. exemplaire) Le talent de faire rire aux éclats sur des sujets difficiles sans évacuer l’actualité. Hilaro-triste, un genre à creuser et qui nous rappelle que oui, l’humour est bien la politesse du désespoir.
Et vous quelles lectures vous ont aidé à tenir ce mois de février ?
Laster arte !
BONUS
Un extrait des coulisses du non book club.
Règles du non book club :
Je ne liste que les livres que je lis sans visée « utilitariste ». Je n’y mentionne pas les livres que je lis pour mon travail, à moins d’avoir eu une révélation (apocalypse?) en les lisant. La frontière est donc perméable.
Je ne détaille que les livres avec lesquels il y a eu rencontre (de quelque type que cette rencontre soit).
Je ne parle pas de livres offerts par des professionnels, maisons d’édition… S’ils sont offerts par des ami·e·s, je le précise.
J’exclus les livres commencés, mais pas finis.
Je ne résume pas les livres. Pour les fiches de lectures, vous avez Babelio & co.
Bonjour, en basque.
Saurez-vous remplacer les astérisques ?
Jablonka, Jaenada, Bouillier…
Simon Liberati en avait aussi écrit une version, je l’avais cité dans la newsletter de la semaine dernière. Simon Liberati qui a aussi raconté l’histoire de sa femme, Eva Ionesco, que (notamment) sa mère photographiait nue alors qu’elle était enfant. Ambiance Matzneff.
Vous savez qui détestait les platoniciens ? Ayn Rand qui pensait qu’il fallait totalement se fier à ses sens de sorte qu’une fois, elle a raconté avoir vu un OVNI dans son jardin parce qu’elle avait aperçu des lumières. Voilà.
Marian Engels, quelle claque. On dit souvent qu’on a envie de relire un livre, sans le faire, mais celui-ci fera exception. Il y a tout dans ce bouquin.
Et Emma Cline aussi ❤️
« Fleur de Roche » d’Ilaria Tuti !